Si
on sait tous que Roman Polanski (né en 1933) est loin d'être un
saint, les accusations de viol qui ont accompagné la sortie de son
dernier opus ont constitué la meilleure publicité que l'on pouvait
imaginer car la salle ou je me trouvais était bien pleine. Je ne
reviendrai pas sur cette histoire de viol, ancienne au demeurant, car
ce n'est pas là le sujet de cette notule ; c'est au réalisateur de
« J'accuse » que je vais m'intéresser. Et avec ce
film, il réalise un véritable coup de maître. De quoi
s'agit il ? Le film J'accuse revient sur l'affaire Dreyfus qui
empoisonna les dernières années du XIXe siècle et le début du XXe
siècle. Le titre du film reprend le titre du célèbre article
d'Emile Zola (1840-1902) qu'il publia dans le journal l'Aurore,
propriété de Georges Clémenceau (1841-1929), qui sera surnommé
quelques années plus tard « le tigre » suite à la création des
brigades de police mobile qui intervint en 1907. Cette affaire qui
s'étend sur une douzaine d'années ébranla aussi bien l'armée, «
La grande muette », que les gouvernements successifs qui se
trouvèrent empétrés dans les multiples mensonges d'Etat sur
lesquels personne ne pouvait plus revenir sous peine de se
discréditer définitivement aux yeux du public et même de l'Europe.
On ne peut qu'être stupéfait de voir l'incroyable travail de recherche mené
en amont de la réalisation du film, tant par Roman Polanski que par ses acteurs.
L'affaire
Dreyfus elle même (1894-1906) :
En
1894, le bureau de renseignements de l'armée découvre qu'un traître
transmet des renseignements classés secret/défense à l'ambassade
d'Allemagne située, en cette fin de XIXe siècle, rue de Lille à
Paris. Dans le souci de faire cesser ce « scandale », les officiers
généraux incriminent le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935),
officier d'artillerie de confession juive, stagiaire au bureau de
statistiques. Le capitaine est donc convoqué au ministère de la
guerre, ancêtre du ministère de la défense, sous un prétexte
quelconque et se voit prié d'écrire, sous la dictée, une lettre ;
à peine est elle écrite qu'il se voit accusé de haute trahison,
arrêté et aussitôt conduit en prison.
- 22 décembre 1894 : 1er conseil de guerre. Le « procès » se tient à huis clos sans que le capitaine puisse se défendre correctement. A l'issue de ce qui s'avérera être une parodie de procès, le capitaine Dreyus se voit condamné à la dégradation et condamné à la prison.
- 23 février 1895 : Le capitaine Dreyfus est dégradé devant ses pairs et devant une foule haineuse et farouchement antisémite. Cela n'empêche pas le malheureux de clamer une fois encore son innocence : « Soldats on dégrade un innocent. Soldats on déshonore un innocent. ». Dans la foulée il est ramené en prison puis transféré en Guyane sur l'île du diable. Ce minuscule caillou est en plein milieu de l'océan ce qui ne laisse aucun espoir au prisonnier de pouvoir prendre la fuite.
Après
le conseil de guerre et la déportation de Dreyfus, l'armée et le
gouvernement de l'époque considérèrent l'affaire classée. C'est
l'enchaînement des évènements à partir de 1896 qui provoqua
l'affaire. Elle fit tant de bruit que le scandale du détroit de
Panama qui impliqua de hautes personnalités civiles françaises et
étrangères passa inaperçu.
1896
: le commandant Marie-Georges Picquart est promu lieutenant
colonel et prend la tête du bureau des statistiques en remplacement
du colonel Sandherr, gravement malade, et mis à la retraite
d'office. L'affaire est alors considérée comme jugée et classée ;
cependant, un document connu sous la dénomination de « petit bleu »
tombe fortuitement entre les mains du colonel Picquart. L'affaire
Dreyfus commence et l'ampleur qu'elle prend alors ne cessera jamais
d'enfler jusqu'à diviser la France en deux camps jusqu'en 1906 :
- les généraux Gonse, de Boisdeffre et Mercier ainsi que le ministre de la guerre, le général Billot, ordonnent à Picquart d'oublier le bordereau, le « petit bleu » et toute « l'histoire » Dreyfus.
- Officier certes antisémite mais intègre, le colonel Picquart désobéit et poursuit son enquête au grand dam de ses supérieurs. Le nom du commandant Esthérazy apparaît alors et il apparaît que son écriture est la même que celle des preuves qui ont provoqué la condamnation et la déportation du capitaine Dreyfus un an plus tôt.
1897
: L'affaire devient politique. Pendant que le commandant Henry prend
du grade, il est promu lieutenant colonel et prend la direction des
Services de Renseignements, il « produit » un faux pour sauver ses
supérieurs (le « faux Henry ») Picquart se confie à son ami
d'enfance, l'avocat Louis Leblois. C'est cet avocat qui prendra plus
tard contact avec le sénateur Auguste Scheurer-Kestner (1833-1899).
Le colonel Picquart, après plusieurs missions en France et à
l'étranger, missions destinées à l'éloigner de Paris et à le
faire taire, est dégradé puis chassé de l'armée avant d'être
envoyé en prison d'abord au Mont Valérien puis à la prison de la
santé.
1898
: L'assemblée nationale et le sénat se divisent mais c'est le
célèbre article d'Emile Zola (1840-1902) qui va faire du bruit et
enfoncer le clou un peu plus profondément. Dans
« J'accuse », sa lettre ouverte au président de la
république de l'époque, il reprend point par point l'affaire et
pointe du doigt ses incohérences avant de terminer par une
tonitruante série de « j'accuse » ou il cite les noms de tous ceux
qui se sont empétrés si loin dans leurs mensonges qu'ils ne peuvent
plus se dédire sous peine d'achever de se discréditer ; Zola met
aussi en cause le premier conseil de guerre qu'il cite nomément en
tête de liste. Le procès qui s'ensuit devient une incroyable
tribune aussi bien pour les dreyfusards, bien que le tribunal et
l'armée tentent par tous les moyens de les faire taire, que pour les
anti-dreyfusards. Bien que le célèbre écrivain soit condamné à
un an de prison et à 3000 francs d'amende, il n'ira jamais en prison
puisqu'il s'enfuit à Jersey ou il mourra en 1902. Le colonel
Picquart rencontre le colonel Henry qui l'a provoqué en duel à
l'épée ; duel que Picqaurt remporte après avoir blessé deux fois
son adversaire au bras, le rendant incapable de poursuivre. Tandis
que Picquart sort enfin de prison, ou il a passé un an sans procès,
le colonel Henry, dont le faux a enfin été découvert, va au
Mont Valérien dans l'attente de son procès. Il se suicide avant
même d'être jugé.
1899
: Le capitaine Dreyfus est rapatrié en métrople pour passer devant
un nouveau conseil de guerre. Il ne sera pas plus en mesure de se
défendre, mais, même s'il est à nouveau condamné, avec
circonstances atténuantes (circonstances atténuantes de quoi,
d'ailleurs?), il ne retournera jamais sur l'île du diable. Le
commandant Esthérazy, le véritable traître, ne sera jamais jamais
inquiété ni condamné à une quelconque peine de prison et mourra
paisiblement quelques années plus tard.
1906
: Alfred Dreyfus été gracié par le président de la république
au tout début du XXe siècle. Un dernier conseil de guerre a
finalement reconnu l'innocence de Dreyfus qui est réhabilité,
réintégré dans l'armée et promu au grade de commandant. Qaunt à
Picquart, lui aussi réhabilité et réintégré dans l'armée, il
est nommé général de brigade. Ministre de la guerre en 1906 dans
le même gouvernement que Clémenceau, ministre de l'intérieur, il
passera les dernières années de sa vie en Alsace. Picquart meurt
quelques semaines avant le déclenchement de la grande guerre tandis
que Dreyfus se battra courageusement au service de la France ; il
meurt paisiblement en 1935 après avoir, bien malgré lui, divisé le
pays. Il est à noter que, même s'il a été effectivement été
promu après sa réhabilitation, les années passées sur l'île du
diable n'ont pas été prises en compte ; Dreyfus n'a donc jamais eu
le grade auquel il aurait pu aspirer s'il n'y avait pas eu d'affaire.
Cette affaire ahurissante aura duré douze ans et provoqué bien des
drames. Les mensonges institutionnels devenus vérité d'état
perdurent encore dans certaines franges de la société française
plus d'un siècle près la fin de l'affaire Dreyfus.
Le
film
Roman
Polanski n'est pas le premier à s'intéresser à l'affaire
Dreyfus et son film est le dernier en date d'une longue série. Cela
étant dit, pour J'accuse,
le réalisateur s'est focalisé sur le colonel Marie-Georges Picquart
et l'enquête qu'il mena après la découverte du « petit bleu »
dont il s'aperçut qu'il innocentait le capitaine Dreyfus. C'est
donc de son point de vue, et basé sur les souvenirs du futur général
que le film a été réalisé. La distribution convoquée pour
J'accuse réunit une kyrielle de comédiens talentueux, dont beaucoup
sont aussi sociétaires de la comédie française. On notera aussi
l'incroyable et très rigoureux travail de recherches mené par
Polansky et par ses comédiens pour le film. Le résultat à l'écran
est d'ailleurs stupéfiant ; ce n'est ni Jean Dujardin ni Louis
Garell que l'on voit mais bien Picquart et Dreyfus, le second (Louis
Garell) étant par ailleurs totalement méconnaissable.
A
tout seigneur tout honneur ; Jean Dujardin
est un Marie-Georges Picquart remarquable. Il s'est si bien imprégné
du personnage et du contexte conflictuel de l'époque que le comédien
et le militaire intègre ne font plus qu'une seule et même personne.
Louis Garell, si bien
grimé, qu'il en est devenu méconnaissable, est un Dreyfus excellent
; et même si l'on voit assez peu le capitaine, il est omniprésent
tant il cristallise sur son nom et sa foi à la fois haine et
sympathie. Dans la cohorte de militaires tous aussi antisémites et
sans scrupules les uns que les autres on appréciera tout
particulièrement le commandant Henry retors, méchant et sournois à
souhait campé par Grégory Gadebois.
Laurent Natrella est
un commandant Esthérazy aussi lâche et pleutre que le véritable
militaire qui, terrorrisé à l'idée d'aller en prison, a fait feu
de tous bois pour que Dreyfus reste ou il était couvert qu'il était
pas ses supérieurs et avec Didier Sandre
nous avons un général De Boisdeffre de luxe. En ce qui concerne les
civils, on apprécie tout particulièrement la présence d'Emmanuelle
Seignier qui incarne une
convaincante Pauline Monnier ; quant à Denis Podalydès,
Melvil Poupaud et
Vincent Perez ils
campent un trio d'avocats de très belle tenue. On notera la
participation d'André Marcon
qui campe un Emile Zola à la fois provocateur et digne « Vous ne
pouvez pas parler publiquement, mais moi je peux. » dit il à
Picquart lorsqu'ils se rencontrent chez maître Leblois, et il le
fera avec panache ; sa célèbre lettre ouverte, qui donne son titre au film, au président de la
république a provoqué un scandale sans précédent et donné un
tournant décisif à une affaire clivante, très méditisée et loin
d'être terminée en ce début d'année 1898. Et si le procès qui
s'ensuit condamne Zola à la peine maximale prévue par la loi de
l'époque (1 an de prison et 3000 francs d'amende) il ne la purgera
jamais en s'enfuyant à Jersey et en ayant obtenu ce qu'il voulait
: la prise en compte des protestations d'innocence du capitaine qui
sera rejugé un an plus tard. Mort en 1902 peu après son retour à Paris, Zola ne verra
jamais la réhabilitation de Dreyfus et sa réintégration dans
l'armée française. Nul doute cependant que s'il avait été témoin
de la promotion étonnamment « basse » d'Alfred Dreyfus il eût
repris la plume pour dénoncer cette injustice.
C'est
une reconstitution de très belle tenue que nous propose Roman
Polanski. On peut penser ce qu'on veut de l'homme, le réalisateur
signe là un de ses plus beaux opus. Opus d'ailleurs fort bien
défendu par une distribution cinq étoiles menée tambour battant
par un Jean Dujardin très inspiré et un Louis Garell très
convaincant.
CR
film. Poitiers. TAP – Castille. Cinéma d'art et d'essai, le 19
novembre 2019. Roman Polanski
(né en 1933) : J'accuse. Jean Dujardin,
colonel Marie-Georges Piccquart ; Louis Garell,
capitaine Alfred Dreyfus ; Emmanuelle Seigner,
Pauline Monnier ; Grégory Gadebois,
commandant Henry ; Hervé Pierre,
général Gonse ; Vladimir Yordanoff,
général Mercier ; Didier Sandre,
général de Boisdeffre ; Melvil Poupaud,
maître Labori ; Eric Ruff,
colonel Sandherr ; Mathieu Amalric,
Bertillon (criminologue) ; Laurent Stocker,
général de Pellieux ; Vincent Perez,
maître Leblois ; Michel Vuillermoz,
commandant Du Patty de Clam ; Vincent Grass,
général Billot ; Denis Podalydès,
maître Demange ; Damien Bonnard,
commissaire spécial adjoint Desvernine ; Michèle Clément,
lavandière ; Pierre Léon Duneau,
capitaine Valdant ; Laurent Natrella,
commandant Esthérazy ; Bruno Rafaelli,
juge Delegorgue ; André Marcon,
Emile Zola ; Gérard Chaillou,
Georges Clémenceau ...